• Le délire de Darwin, épisode 4

    Darwin et l’anthropologie

    Terre de Feu

    C’est à Woollya (prononcé Woullaya), en Terre de Feu,1 que Darwin a eu son 1er contact avec l’anthropologie.

    Robert FitzRoy
    Capitaine Robert FitzRoy (5/7/1805–30/4/1865)

    Une belle nuit de 1829, alors que le HMS Beagle, commandé par le capitaine Robert FitzRoy (1805-1865), des Fuégiens volèrent la chaloupe, qu’un groupe de 7 matelots avait accosté pour se protéger d’un orage soudain. Les matelots durent se fabriquer un radeau de fortune avec des branches et la toile de leur tente pour rentrer sur le Beagle.

    L’équipage du Beagle rechercha avec ardeur la chaloupe, car ils en avaient besoin pour explorer les canaux trop étroits pour le Beagle. En vain. En guise de représailles, FitzRoy prit quelques Fuégiens en otage. Voici comment l’historienne Gertrude Himmelfarb, spécialiste de la vie de Charles Darwin, relate cet épisode :
    « Malheureusement, de telles mesures de rétorsion ne servirent à rien avec les Fuégiens, qui transformèrent l’histoire en gag quand les adultes, après avoir mangé le meilleur repas de leurs vies, sautèrent à l’eau et nagèrent jusque chez eux. »2

    Il ne resta du groupe d’otages qu’une jeune fille, deux jeunes hommes et un garçon qui aurait été échangé contre un gros bouton de perle. Les marins les baptisèrent respectivement Fuegia Basket, Boat Memory, York Minster3 et Jemmy Button.

    FitzRoy décida alors de tenter une « expérience évangélique » : il allait les amener en Angleterre, où ils apprendraient la civilisation anglaise et le christianisme, puis serviraient de missionnaires envers leur peuple.

    Une fois en Angleterre, Boat Memory mourut de la variole, malgré son vaccin.4 Les 3 autres reçurent une éducation dans la civilisation victorienne et la foi anglicane. Ils apprirent le jardinage, l’agriculture, l’élevage et « les fondements de la foi chrétienne ». Ils s’avérèrent d’excellents élèves, au point qu’ils furent présentés au roi de Grande-Bretagne William IV et à sa femme Adélaïde.

     

    Fuegia Basket York Minster Jemmy Button
    Yokcushlu (v. 1821–v. 1883) Elleparu Orundellico (v. 1815–1864)

    Le 27/12/1831, le Beagle, sous le commandement de FitzRoy, accompagné de son naturaliste bénévole Charles Darwin, appareilla de nouveau d’Angleterre pour un voyage d’exploration autour du monde, avec nos 3 lascars fuégiens à son bord. De ce fait, ce fut en tant que personnes « civilisées », propres sur elles et distinguées que Darwin fit leur connaissance. Il raconte dans son journal que tous les 3 s’avéraient intelligents. Fuegia Basket avait un talent pour les langues. Jemmy Button avait grand soin de la propreté de ses souliers, comme un vrai gentleman anglais.5

    Charles Darwin
    Charles Robert Darwin (12/2/1809-19/4/1882) au moment du 2e voyage du Beagle

    C’est en 1834, un an après, que Darwin eut de nouveau l’occasion de rencontrer Jemmy Button. Le changement le bouleversa :
    « Le 5 mars, nous jetâmes l’ancre dans une baie à Woollya […] Bien vite, une pirogue avec un petit drapeau qui flottait approcha, l’un des hommes qui s’y trouvaient rinçait son visage de sa peinture. Cet homme était le pauvre Jemmy, devenu un sauvage mince et hagard, avec de longs cheveux en désordre, et nu, à part un morceau de couverture autour de la taille […] Nous l’avions quitté rondouillard, grassouillet, propre et bien habillé – je n’ai jamais vu un changement aussi complet et bouleversant […] Il semblerait qu’il ait appris à toute sa tribu un peu d’anglais : un vieil homme a annoncé spontanément ‘Jemmy Button’s wife [la femme de Jemmy Button]. »


    Jemmy Button s’est déclaré pleinement satisfait de son sort à Woollya.

    Puis, quand Jemmy Button retourna sur le rivage, « il alluma un feu en guise de signal, et les volutes de fumée montèrent, nous souhaitant un dernier et long adieu, alors que le navire s’éloignait sur l’océan. »6

    Il faut savoir que Darwin avait dans son journal une manière de parler des Fuégiens empreinte de mépris, de racisme et d’ignorance crasse. Il les qualifiait souvent de « sauvages » et les comparait fréquemment, de manière péjorative, aux animaux. Il a notamment écrit :
    « Je n’aurais jamais cru que la différence entre le sauvage et l’homme civilisé fût aussi grande : elle est plus grande que celle entre un animal sauvage et un animal domestique, quand on songe que l’être humain a un plus grand potentiel d’amélioration… Leur peau était d’un rouge cuivré sale […] Le groupe entier ressemblait de près aux diables qui entrent en scène dans des pièces comme Der Freischutz ».7
    […]
    « Ces pauvres hères étaient rabougris dans leur croissance, leurs visages hideux badigeonnés de peinture blanche, leurs peaux sales et graisseuses, leurs cheveux entremêlés, leurs voix discordantes et leurs gestes violents. En voyant de pareils hommes, on peut difficilement se pousser à croire que ce sont des congénères, et des habitants du même monde. On spécule souvent sur le plaisir que certains animaux inférieurs peuvent bien avoir dans la vie, on peut se poser d’autant plus raisonnablement la question au sujet de ces barbares ! La nuit venue […] [ils] se couchent sur le sol humide enroulés sur eux-mêmes comme des animaux. »8

    Le plus frappant de l’histoire, c’est qu’un observateur aussi intelligent et cultivé que Darwin n’ait même pas tiré la conclusion qui s’imposait : ses préjugés victoriens l’aveuglaient !
    Il estimait Jemmy Button et sa tribu trop « primitifs » pour assimiler et appliquer la « civilisation ». Mais ce n’est pourtant pas sorcier : à quoi ça servait à Jemmy Button de savoir faire un thé, jardiner ou mettre sa cravate en Terre de Feu, un des endroits les plus hostiles de la planète ? Comment aurait-il pu appliquer la civilisation victorienne sans les infrastructures de l’empire britannique derrière ? Comme tout ça lui faisait une belle jambe, il est revenu à la façon de vivre qui lui permettait de survivre au mieux en Terre de Feu. Il s’agit là d’un exemple flagrant de sélection naturelle !

    Dans le dernier livre de Darwin, « La Descendance de l’Homme », publié en 1872, Darwin soutient que l’homme descend d’« un quadrupède chevelu à queue, de mœurs probablement arboricoles, habitant de l’Ancien Monde ». Pour appuyer cette thèse, il évoque ses contacts avec les Fuégiens, avec un ton en quelque sorte édifiant.

    « La stupéfaction que j’ai ressentie en voyant pour la première fois un groupe de Fuégiens sur un rivage sauvage et accidenté restera dans ma mémoire, car la réflexion frappa mon esprit – ainsi étaient nos ancêtres. Ces hommes étaient absolument nus et badigeonnés de peinture, leurs longs cheveux étaient emmêlés, leurs bouches plissées d’excitation, et leur expression était sauvage, surprise et désagréable. Ils n’avaient pratiquement pas d’art et vivaient de ce qui leur tombait sous la main comme des animaux sauvages ; ils n’avaient pas de gouvernement, et étaient sans merci envers ceux qui n’étaient pas de leur petite tribu. Celui qui a vu un sauvage dans sa terre natale ne ressentira que peu de honte, s’il se trouve forcé de reconnaître que le sang d’une plus humble créature coule dans ses veines. Pour ma part, je préfère autant descendre d’un petit singe héroïque […] ou d’un vieux babouin […] que d’un sauvage qui trouve son plaisir à torturer ses ennemis, qui offre des sacrifices sanglants, pratique l’infanticide sans remords, traite ses femmes comme des esclaves, ne connaît aucune décence et est hanté par les superstitions les plus grossières. »

    De quoi faire vomir un singe, hein beurk ? Soit dit en passant, c’est curieux comme la description par Darwin des peuples sauvages correspond bien à notre « civilisation » aww...
    Croyez-vous encore, si vous y avez jamais cru, au mythe du gentil naturaliste introverti sans préjugés imbéciles et qui ne ferait pas de mal à une mouche ?
    Et encore, je ne mentionne même pas les idées sexistes de Darwin faute de place, mais sachez qu’il estimait les femmes moins avancées dans l’échelle de l’évolution que les hommes no.

    D’ailleurs, puisque l’on parle de la Bible, voyons plutôt ce qu’un compatriote de Darwin, l’explorateur William Parker Snow, partant d’axiomes d’origine biblique plutôt que des préjugés racistes et évolutionnistes de Darwin, a observé et conclus au sujet des Fuégiens : bien qu’il ait remarqué leur apparence peu soignée et leurs mœurs primitives, il a écrit :
    « plusieurs des Fuégiens des Îles Orientales étaient bien de leurs personnes et certains d’entre eux étaient même beaux. Je sais que cela est différent de ce que M. Darwin peut dire d’eux : mais je ne peux parler que de ce que j’ai trouvé, et donc mentionner ce que j’ai vu moi-même. » Il a aussi mentionné qu’ils habitaient en familles et a dit : « J’ai vu plusieurs cas d’affection chaleureuse pour leurs enfants et les uns envers les autres. »9
    Snow a conclu : « La différence véritable entre un sauvage et un homme civilisé est simplement le degré de culture que l’on donne à l’esprit. Dans tous les autres aspects, le sauvage de chez nous est identique au sauvage d’ailleurs. […] En parlant de ces sauvages, je ne puis m’empêcher de dire que je ne les considère pas comme aussi dégradés que certaines personnes les considèrent. Je regarde de l’effet à la cause, et ainsi j’attribue leur condition présente à la nature des circonstances. »

    Mais revenons à « La Descendance de l’Homme ». Darwin y expose ses idées sur l’anthropologie et l’évolution de l’homme. Voici les principales :

    • Les êtres humains ne possèdent pas d’esprit à proprement parler. Celui-ci n’est que le résultat d’un processus d’évolution de cause exclusivement matérielle (c-à-d des réactions chimiques aléatoires dans le cerveau). Bien entendu, on pourrait faire remarquer que si tel est le cas, cette idée de Darwin aussi n’est que le résultat de réactions chimiques aléatoires, et à ce moment, pourquoi devrait-on le croire quand il nous dit ça happyhappyhappy ? Mais passons ^^
    • Ce sont les plus adaptés (les plus forts, les plus beaux, les plus intelligents, etc.) qui survivent, font la loi, et des enfants auxquels ils transmettent leurs caractéristiques génétiques.
    • Les nations « civilisées » éradiqueront les peuples de « sauvages ».

    Et pour bien enfoncer le clou, concluons avec ces 2 citations du même livre :
    « Dans une période future, pas très distante en terme de siècles, les races d’hommes civilisés extermineront, et remplaceront, presque certainement les races sauvages de par le monde. Au même moment, les singes anthropomorphes seront sans doute exterminés. Le fossé qui séparera l’homme et ses parents les plus proches sera plus large, car il se retrouvera entre l’homme dans un état plus civilisé encore, comme nous pouvons l’espérer, que le Caucasien, et un singe aussi inférieur que le babouin, et non pas entre le nègre ou l’Australien [Aborigène] et le gorille.
    […]
    « Quand une nation civilisée rencontre un peuple de sauvages, la lutte est courte, à moins que les peuplades indigènes ne soient aidées par un climat mortel. »10

    Si vous vous demandez comment les colons britanniques installés en Australie ont trouvé la justification morale pour persécuter et opprimer de manière inhumaine les Aborigènes, eh bien ! vous y êtes.

    1. Au départ, Fernand de Magellan a appelé cette contrée « Terre des Fumées », à cause des centaines de feux que les Fuégiens allumaient sur la côte pour se réchauffer par leur climat glaçant et pour faire cuire des coquillages et le produit de leur pêche. Revenir au texte.
    2. Himmelfarb, G., Darwin and the Darwinian Revolution, p. 55. Revenir au texte.
    3. Ce nom lui a été donné du fait qu’on l’a capturé à côté d’une formation géologique, que le capitaine Cook avait nommeée « grande cathédrale gothique de York » de par leur ressemblance. Revenir au texte.
    4. Ou peut-être à cause même du vaccin, vu que son système immunitaire n’avait jamais eu affaire à la variole. N. B. : je reconnais tout à fait les bienfaits du vaccin. Revenir au texte.
    5. Darwin, C. R., « The Voyage of the Beagle: Journal of Researches into the Natural History and Geology of the Countries Visited During the Voyage of HMS Beagle Round the World, Under the Command of Captain FitzRoy », pp. 198–199. Revenir au texte.
    6. Ibid., pp. 217-218. Revenir au texte.
    7. Ibid., p. 196. Revenir au texte.
    8. Ibid., pp. 203-204. Revenir au texte.
    9. Snow, W. P., « A few remarks on the Wild Tribes of Tierra del Fuego from Personal Observation », Transactions of the Ethnological Society of London, Vol. 1, 1861, pp. 261–267. Revenir au texte.
    10. Darwin, C. R., « La Descendance de l’Homme », 2e éd., p. 156, 1887. Revenir au texte.
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