• Le délire de Darwin, appendice B

    Darwinisme et capitalisme


    « C’est quoi, le ‘darwinisme social’ ?
    — La survie du plus riche. »

    Le spencerisme

    Herbert Spencer
    Herbert Spencer (27/4/1820–8/12/1903)

    Herbert Spencer, eugéniste et darwiniste social radical, a conclu que certaines races « inférieures », ainsi que les individus faibles, étaient trop peu adaptés et voués à l’extinction. Ses livres devinrent des best sellers, employés dans les universités et influençant les pontes américains des affaires. Il eut même droit à un magazine spécial pour y exposer ses idées et à un dîner en son honneur donné par le Jeff Bezos de l’époque, Andrew Carnegie, auquel tous ceux qui se targuaient d’un statut conséquent ont participé.

    Andrew Carnegie
    Andrew Carnegie (25/11/1835–11/8/1919), surnommé « l’homme le plus riche du monde », qui avait pour devise « Aim for the highest » (Visez le summum).

    Spencer est notoire pour avoir fourni une justification rationnelle au capitalisme ultra-libéral : l’évolution sociale éliminerait d’elle-même les individus faibles ou inadaptés et l’homme rationnel n’avait pas à se mettre en travers.

    Isaac Osimov
    Isaac Osimov (2/1/1920–6/4/1992)

    Nous comprendrons avec aisance les implications abominables que pareille philosophie peut avoir. Ainsi, Isaac Asimov, bien qu’évolutionniste et anti-créationniste convaincu, a remarqué que le darwinisme pouvait servir à justifier l’indifférence à la responsabilité sociale normale envers les chômeurs et les nécessiteux :
    « En 1884, [Spencer] a maintenu, par exemple, que les personnes inemployables ou les fardeaux pour la société devraient être laissés mourir plutôt que d’en faire des objets d’aide et de charité. Cela, apparemment, élaguerait les individus inadaptés et renforcerait la race. C’était une philosophie immonde qui pouvait être utilisée pour justifier les pires impulsions des êtres humains. »1

    Les conditions de travail courantes au XIXe et au début du XXe siècles

    Le manque atterrant d’intérêt des barons voleurs capitalistes envers le bien-être social de la communauté, voire envers celui de leurs propres employés, se traduisant en particulier par des conditions de travail ignobles, entraînèrent des millions de morts et de mutilations, avec une estimation d’un million par an rien qu’aux USA.2

    Des moteurs d’entraînement par courroie et des arbres de puissance sans protection représentaient la norme plutôt que l’exception. Un ouvrier ne pouvait guère travailler toute sa vie aux usines sans se retrouver avec des doigts, des mains, voire des bras amputés, une perte de vision ou d’ouïe, une intoxication au mercure, voire le cancer. Les ouvriers des aciéries travaillaient sur des périodes de 12 h ininterrompues par une température de 47 °C pour 1,25 $ par jour.

    J. P. Morgan
    John Pierpont Morgan (17/4/1837–31/3/1913)

    Les vies humaines avaient si peu de valeur aux yeux des barons voleurs capitalistes que rien que la catégorie des ouvriers du rail subit des centaines de morts inutiles dues aux extrêmes de température, à la maladie et aux attaques d’Indiens. Ainsi, J. P. Morgan acheta 5 000 fusils défectueux à 3,50 $ l’un et les revendit à l’armée 22 $ pièce. Les fusils défectueux explosaient parfois, emportant le pouce de l’utilisateur. Les victimes intentèrent un procès, mais elles le perdirent, car, bien entendu, les juges, ayant grandi au lait Darwin, prenaient fait et cause pour les barons voleurs, eux-mêmes de toute façon bien déterminés à ne rien faire pour améliorer le sort de leurs employés beurk

    Du christianisme au darwinisme

    La plupart des barons exploiteurs se présentaient comme des chrétiens protestants, mais avaient dans les faits soit abandonné la foi en la Bible, soit inclus dans celle-ci les idées de Darwin et de Spencer. Bien souvent, ils ne se rendaient pas compte de la sorte de personnes qu’ils étaient vraiment, à savoir de vils vampires qui écrasaient et la concurrence et leurs ouvriers, mais attribuaient leur succès à des caractéristiques personnelles élevées comme l’intelligence, l’habileté, l’âpreté au gain et la vertu.
    Dans les faits, le darwinisme leur tenait lieu de religion. Ainsi, Andrew Carnegie s’identifiait comme chrétien au début, mais il abandonna sa foi pour le darwinisme quand il y fut introduit par un groupe de « penseurs éclairés et libres […] qui cherchaient une nouvelle religion de l’humanité » et se réunissaient chez un prof de l’université de New York, et il devint un proche ami de Herbert Spencer.3 Carnegie a déclaré dans son autobiographie que lorsque lui et plusieurs de ses amis en vinrent à douter des enseignements de la Bible,
    « […] y compris l’élément surnaturel, et, en fait, la fresque entière du salut par la rémission des péchés et toute la trame construite dessus, je suis tombé, heureusement, sur les œuvres de Darwin et de Spencer […] Je me souviens que la lumière m’inonda et que tout devint clair. Non seulement je m’étais débarrassé de la théologie et du surnaturel, mais j’avais trouvé la vérité de l’évolution. ‘Tout va bien car tout s’améliore’, c’était devenu mon leitmotiv [ultra-libéral], ma vraie source de réconfort. L’homme n’a pas été créé avec un instinct d’auto-dégradation, mais de l’inférieur, il s’est élevé vers des formes supérieures. Il n’y a pas de fin concevable à cette marche vers la perfection non plus. »4
    Pour Carnegie, Spencer devint un Dieu. Il disait de lui qu’« il est le plus grand esprit de cette époque ou de n’importe quelle autre », et que « dans les volumineux volumes [de Spencer] se trouve l’essence finale de toute vérité et connaissance. »5

    John Davidson Rockefeller
    John Davidson Rockefeller (8/7/1839–23/5/1937)

    John D. Rockefeller aurait dit que « la croissance d’une grande entreprise est une simple question de survie des plus adaptés, […] l’élaboration d’une loi de la nature […] ».6  Les Rockefeller, bien qu’ils maintiennent des apparences chrétiennes protestantes, épousent la théorie de l’évolution et considèrent la Genèse comme de la mythologie.7

    John Davidson Rockefeller Jr
    John Davidson Rockefeller Jr (29/1/1874–11/5/1960)

    Ainsi, lorsqu’un philanthrope donna 10 000 $ pour aider à fonder une université qui porterait le nom du célèbre avocat et politicien créationniste (« vieille-terre ») américain William Jennings Bryan, John D. Rockefeller Jr répliqua en faisant don d’un million de dollars à l’université théologique ouvertement anti-créationniste Chicago Divinity School.8
    Bien entendu, cette philosophie n’eut pas que le suffrage de Carnegie et des Rockefeller, mais aussi de la majorité des gros capitalistes de l’époque, comme par exemple des magnats du rail comme James Hill.9 Même Levine, Miller et Henry Ford, l’archétype du gros capitaliste américain, ont trouvé dans le darwinisme une logique parfaite pour le système de libre-entreprise.10

    Le darwinisme, justification du capitalisme le plus dur

    Un des principaux porte-paroles du darwinisme, William Graham Sumner, prof à l’université de Princeton, a conclu que « les millionnaires sont les individus les plus adaptés de la société » et qu’« ils méritent leurs privilèges » car ils ont été « sélectionnés naturellement dans le creuset de la compétition. »
    Il se trouvait en nombreuse compagnie : dans une étude de sociologie, Rosenthal s’est aperçu que les sociologues Cooley, Sorokin, Ross et Park adhéraient tous à des doctrines biologiques racistes qui justifiaient et même encourageaient la politique de la loi de la jungle. Les doctrines biogénétiques ont toujours eu pour effet dans l’histoire de promouvoir une attitude d’acceptation face au capitalisme radical, au racisme, au sexisme et même à la guerre. Rosenthal a affirmé que c’était le cas même s’il n’y avait aucun indice que le comportement social humain eût une base biogénétique, ni que la compétition sociale ou en affaires, la domination masculine, l’agressivité, la territorialité ou même le patriotisme, la guerre ou le génocide constituassent des universels humains à fondement génétique.11

    Plusieurs darwinistes en conclurent qu’une entreprise se devait de suivre les lois du darwinisme si elle ne voulait pas se retrouver acculée à l’extinction comme dans le domaine biologique. D’après Asma, très près de nous :
    « La nature se développe de telle manière que le fort survit et le faible périt. Ainsi, les structures sociales et économiques qui survivent sont plus fortes et meilleures, et les structures qui ne le sont pas étaient de toute évidence vouées à s’effondrer. Il est mieux que le capitalisme ait survécu à la guerre froide comme il était mieux que les mammifères eussent survécu à l’ère mésozoïque quand les dinosaures se sont éteints. Comment savons-nous que le capitalisme est mieux que le communisme et que le mammifère est mieux que le dinosaure ? Parce qu’ils ont survécu, bien sûr. »12 (Italiques dans l’original)
    Le magnat du pétrole de Houston Michel Halbouty, un baron voleur typique, justifiait son exploitation impitoyable par ce raisonnement : « Comme dans la nature, le principe de la survie du plus fort prévaut. »13 Ces gens pensaient que la loi naturelle justifiait leur comportement parce que la survie du plus adapté constituerait le résultat inévitable de l’histoire.14 Il s’ensuivit un niveau de cruauté dans les pratiques commerciales allant jusqu’à l’assassinat.

    Les barons voleurs donnaient bien aux charités, mais c’était du flan car même à ce moment-là, ils restaient fidèles au darwinisme : rien qu’entre 1887 et 1907, Andrew Carnegie a fait don de 125 millions de dollars, mais « rien n’est allé directement au secours des classes défavorisées. En bon darwinien, il ne voyait aucune raison de sauver les inadaptés […] Balancer l’argent dans la mer lui aurait semblé préférable. »14 En fait, ces bons messieurs ne voyaient pas le darwinisme comme une force négative, mais, selon les mots du président de l’université Clark, G. Stanley Hall :
    « Rien ne renforce l’optimisme comme l’évolution. Ce sont les meilleurs, ou à la limite, ce ne sont pas les pires, qui survivent. Le développement se fait vers le haut, il est créatif et non décréatif. A partir du gaz cosmique, il y a progrès, avancement et amélioration. »15

    Aujourd’hui

    Nous retrouvons un des nombreux exemples mettant en évidence que le darwinisme se porte encore comme un charme dans le mental des barons voleurs dans la manière dont Robert Blake et ses co-auteurs (dans leur best-seller intitulé « Darwinisme d’entreprise ») ont appliqué sans ambages le darwinisme au business moderne. Ils ont conclu que l’entreprise évolue, s’accroît et s’étend de manière très prévisible, en particulier dans des étapes définies, très semblables aux étapes de l’évolution humaine.16 Cette « évolution de l’entreprise » est naturelle ; en accord avec les principes darwiniens, soit l’entreprise avale la concurrence, soit elle se fait avaler par icelle.

    William Henry Gates III
    William Henry Gates III (28/10/1955–)

    Même après la 2e Guerre Mondiale, plusieurs magnats du pétrole indépendants s’imaginaient encore que leur succès dépendait de la philosophie de la lutte darwinienne pour la vie.13. David Gelernter, prof à Yale, a cité l’ancien DG de Microsoft Rob Glaser a conclu que Bill Gates, l’homme le plus riche du monde au moment où il écrivait, est « impitoyable et Darwinien. Le succès est défini par l’aplatissage de la concurrence, et non pas par la création de l’excellence  ».17 Et je dois dire que ça se ressent dans sa production he.

    On peut aussi citer les pratiques ignobles et impitoyables d’une multinationale comme Shell, dont des pays du Tiers-Monde entiers pâtissent, et mises en évidence par Éva Joly. On peut encore citer les pratiques d’Amazon : des salariés écossais de cette entreprise sont payés un salaire de misère qui les oblige à vivre sous la tente à proximité du lieu de travail faute de pouvoir prendre la navette de l’entreprise, au prix exorbitant.

    Que dire, pour conclure, à part que le christianisme promeut un comportement radicalement différent, et que si les barons voleurs capitalistes d’hier et d’aujourd’hui avaient cru au récit de la Genèse sur nos origines plutôt qu’à celui de Darwin, ils n’auraient aucunement atteint pareils extrêmes dans leur convoitise et leur avidité ?
    « […]La Bible […] ne prêche absolument pas la guerre de chacun contre tous, mais la guerre de chaque homme contre son vil être. Le problème du succès n’était pas de broyer les concurrents, mais d’élever son être – et les 2 n’étaient pas équivalents. Les opportunités de succès, comme les opportunités de salut, étaient illimitées ; le paradis pouvait recevoir tous ceux qui étaient dignes. Une telle conception du paradis économique différait de la notion malthusienne selon laquelle les chances étaient si limitées que l’ascension de l’un signifiait la chute des autres. C’était cette vision plus optimiste, selon laquelle chaque triomphe ouvrait la voie à plus encore, qui dominait la perspective des gens qui écrivaient des manuels d’aide de soi. »18

    Pour finir, cet article doit énormément à celui de Jerry Bergman, docteur en biologie, dans le numéro du Journal of Creation 16(2), pp. 105–109 d’août 2002, intitulé « Darwin’s critical influence on the ruthless extremes of capitalism .

    1. Osimov, I., « The Golden Door: The United States from 1876 to 1918 », Houston Mifflin Company, Boston, p. 94, 1977. Revenir au texte.
    2. Hunter, R., « Poverty », Torchbooks, New York, 1965. Revenir au texte.
    3. Bettmann, O., « The Good Old Days—They Were Terrible! », Random House, New York, p. 71, 1974. Revenir au texte.
    4. Carnegie, A., « Autobiography of Andrew Carnegie (1920) », éditée par Van Dyke, J. C., réimprimée par Northeastern University Press, Boston, p. 327, 1986. Revenir au texte.
    5. Wall, J. F., « Andrew Carnegie », Oxford University Press, New York, p. 390, 1970. Revenir au texte.
    6. Oldroyd, D. R., « Darwinian Impacts », Humanities Press, Atlantic Highlands, New Jersey, p. 216, 1980. Revenir au texte.
    7. Taylor, I. T., « In the Minds of Men: Darwin and the New World Order », TFE Publishing, Minneapolis, p. 386, 1991. Revenir au texte.
    8. Larson, E. J., « Summer for the Gods: The Scopes Trial and America’s Continuing Debate Over Science and Religion », Basic Books, New York, p. 183, 1997. Revenir au texte.
    9. Morris, H. et Morris, J. D., « The Modern Creation Trilogy, Vol. 3, Society and Creation », Master Books, Green Forrest, 1996, p. 87. Revenir au texte.
    10. Levine, J. et Miller, K., « Biology: Discovering life », D. C. Heath, Lexington, p. 161, 1994. Revenir au texte.
    11. Rosenthal, S. J., « Sociobiology: New Synthesis or Old Ideology? » Étude présentée en 1977 à la Convention de l’Association Sociologique Américaine. Revenir au texte.
    12. Asma, S. T., « The new social Darwinism: deserving your destitution », The Humanist 53(5):11, 1993. Revenir au texte.
    13. Cité in Olien, R. M. et Olien, D. D., « Wildcatters: Texas Independent Oilmen », Texas Monthly Press, Austin, p. 113, 1984. Revenir au texte.
    14. Wyllie, I., « The Self-Made Man in America », Rutgers University Press, New Brunswick, p. 92, 1954. Revenir au texte.
    15. Hall, G. S., « Adolescence and Its Psychology », Appleton, D., New York, p. 546, 1928. Revenir au texte.
    16. Blake, R., Avis, W. et Mouton, J., « Corporate Darwinism », Gulf Pub, Houston, 1966. Revenir au texte.
    17. Gelernter, D., « Bill Gates », Time Magazine 152(23):201–205, 1998, p. 202. Revenir au texte.
    18. Ref. 8, p. 27. Revenir au texte.
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